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The third and last chapter focuses on the actual repercussions of these industrial practices on the environment as well as on regional culinary cultures. Acknowledging the environmental and cultural impact of our contemporary food system, the article narrates how [[The Soft Protest Digest:About|The Soft Protest, Digest]] came to be. | The third and last chapter focuses on the actual repercussions of these industrial practices on the environment as well as on regional culinary cultures. Acknowledging the environmental and cultural impact of our contemporary food system, the article narrates how [[The Soft Protest Digest:About|The Soft Protest, Digest]] came to be. | ||
== | == FRENCH VERSION OF THE ARTICLE 🇫🇷 == | ||
===Introduction=== | |||
C’est par le prisme des notions de <i>choix</i> et de <i>contrainte</i> que cet article tente de décrire les bouleversements qui ébranlèrent le système agro-alimentaire humain au cours du siècle dernier.<br> | |||
C’est par le prisme des notions de | |||
Depuis la naissance de l’agriculture, la technologie du choix a permis aux paysans, agronomes et éleveurs, de sélectionner et croiser des espèces sauvages pour designer (littéralement «désigner») des espèces aux caractéristiques choisies et désirées : les espèces domestiques.<br> | Depuis la naissance de l’agriculture, la technologie du choix a permis aux paysans, agronomes et éleveurs, de sélectionner et croiser des espèces sauvages pour designer (littéralement «désigner») des espèces aux caractéristiques choisies et désirées : les espèces domestiques.<br> | ||
À la fin du XIXe siècle, les impératifs de production industrielle demandent une hyper-spécialisation des espèces tournée vers l’économie de temps et d’espace, à laquelle la sélection artificielle ne peut pas répondre. L’industrie agro-alimentaire entre alors dans la technologie de contrainte, objectivant plus encore le vivant : les espèces mécaniquement, chimiquement et génétiquement modifiées.<br> | À la fin du XIXe siècle, les impératifs de production industrielle demandent une hyper-spécialisation des espèces tournée vers l’économie de temps et d’espace, à laquelle la sélection artificielle ne peut pas répondre. L’industrie agro-alimentaire entre alors dans la technologie de contrainte, objectivant plus encore le vivant : les espèces mécaniquement, chimiquement et génétiquement modifiées.<br> | ||
Ces transformations ont non seulement eu des effet sur l’environnement, mais aussi sur les cultures culinaires des pays industrialisés. Dès lors, comment le design de régimes alimentaires peut-il avoir un effet de levier, à l’échelle d’un modeste trio de designers, sur le paradigme controversé actuel ? C’est la question à laquelle <i>The Soft Protest Digest</i> s’affaire. | Ces transformations ont non seulement eu des effet sur l’environnement, mais aussi sur les cultures culinaires des pays industrialisés. Dès lors, comment le design de régimes alimentaires peut-il avoir un effet de levier, à l’échelle d’un modeste trio de designers, sur le paradigme controversé actuel ? C’est la question à laquelle <i>The Soft Protest Digest</i> s’affaire. | ||
I. Sélection artificielle : choisir | ==I. Sélection artificielle : choisir== | ||
===a. Domestication des végétaux=== | |||
<u>Vavilov et le champs originel</u> | |||
<u>Vavilov et le champs originel</u> | |||
En 1921, le généticien Nikolaï I. Vavilov entreprend un long voyage à travers 64 pays pour la gloire de l’URSS, jeune État aux ambitions révolutionnaires dans toutes les sciences — y compris l’agriculture. La quête de Vavilov est la constitution d’un répertoire inédit des plantes domestiques, dans le but de donner à l’URSS les meilleurs outils pour adapter au mieux ses semences aux terres de son vaste territoire. Sur sa route, le jeune généticien espère établir une généalogie de certaines espèces et déterminer grâce aux outils hérités de Charles Darwin, l’origine de plantes domestiquées de longue date, comme le blé, la pomme de terre ou le maïs.<br> | En 1921, le généticien Nikolaï I. Vavilov entreprend un long voyage à travers 64 pays pour la gloire de l’URSS, jeune État aux ambitions révolutionnaires dans toutes les sciences — y compris l’agriculture. La quête de Vavilov est la constitution d’un répertoire inédit des plantes domestiques, dans le but de donner à l’URSS les meilleurs outils pour adapter au mieux ses semences aux terres de son vaste territoire. Sur sa route, le jeune généticien espère établir une généalogie de certaines espèces et déterminer grâce aux outils hérités de Charles Darwin, l’origine de plantes domestiquées de longue date, comme le blé, la pomme de terre ou le maïs.<br> | ||
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À la fin des années 70, toutes les semences d’URSS sont issues de l’extraordinaire collection de Vavilov. | À la fin des années 70, toutes les semences d’URSS sont issues de l’extraordinaire collection de Vavilov. | ||
<u>30 000 variétés de blés</u> | <u>30 000 variétés de blés</u> | ||
De toutes les céréales originaires du Croissant fertile, le blé aura été sélectionné artificiellement par des générations d’agriculteurs et botanistes pour ses qualités accumulées grâce à une caractéristique extraordinaire : son grand génome. Le blé tendre moderne contient le génome complet de 3 espèces différentes, accumulant ainsi au fil des fusions et sélections pas moins de 42 chromosomes — 2 fois plus que l’être humain.<br> | De toutes les céréales originaires du Croissant fertile, le blé aura été sélectionné artificiellement par des générations d’agriculteurs et botanistes pour ses qualités accumulées grâce à une caractéristique extraordinaire : son grand génome. Le blé tendre moderne contient le génome complet de 3 espèces différentes, accumulant ainsi au fil des fusions et sélections pas moins de 42 chromosomes — 2 fois plus que l’être humain.<br> | ||
Parmi les premiers représentants du blé, les blés sauvages comme le blé dur et l’amidonnier ont été domestiqués pour donner naissance au blé tendre, il y a 9000 ans. Les blés tendres, plus largement cultivés, développent un grain mou à l’origine de la farine ; et les blés durs, adaptés aux climats secs, développent un grain dur adapté à la production de semoule. Le blé a, d’une certaine façon, utilisé la méthode du _fork_* (*Un _fork_ est un nouveau logiciel créé à partir du code source d’un logiciel existant lorsque les droits accordés par les auteurs le permettent.) conçue par les développeurs web, pour modifier et améliorer son génome à tel point que chaque épis contient le potentiel génétique des espèces précédentes. Ainsi, la sélection artificielle permet d’activer les qualités désirées dans le but d’adapter l’espèce à un environnement et dans le même mouvement concevoir un nouveau cultivar* (*Un cultivar est une variété de plante obtenue en culture, généralement par sélection, pour ses caractéristiques réputées uniques.). | Parmi les premiers représentants du blé, les blés sauvages comme le blé dur et l’amidonnier ont été domestiqués pour donner naissance au blé tendre, il y a 9000 ans. Les blés tendres, plus largement cultivés, développent un grain mou à l’origine de la farine ; et les blés durs, adaptés aux climats secs, développent un grain dur adapté à la production de semoule. Le blé a, d’une certaine façon, utilisé la méthode du _fork_* (*Un _fork_ est un nouveau logiciel créé à partir du code source d’un logiciel existant lorsque les droits accordés par les auteurs le permettent.) conçue par les développeurs web, pour modifier et améliorer son génome à tel point que chaque épis contient le potentiel génétique des espèces précédentes. Ainsi, la sélection artificielle permet d’activer les qualités désirées dans le but d’adapter l’espèce à un environnement et dans le même mouvement concevoir un nouveau cultivar* (*Un cultivar est une variété de plante obtenue en culture, généralement par sélection, pour ses caractéristiques réputées uniques.). | ||
===b. Domestication des animaux=== | |||
<u>L’océan à venir</u> | <u>L’océan à venir</u> | ||
De la même façon qu’ont les étales de fromagers de démontrer la diversité des produits laitiers, les étales des poissonniers regorgent d’espèces différentes : des crustacés et mollusques occupant fonds et récifs (crabes, moules, etc.), aux poissons de pleine mer (sardines, thons, etc.), en passant par les poissons de fonds et récifs (sole, saint pierre, etc.) et d’eau douce (truites, brochets, etc.). Mais lorsqu’on se dirige vers l’étale du boucher, que constate-t-on ? Beaucoup de morceaux différents, y compris des abats, mais pas plus de 5 espèces généralement : vache (veau, bœuf et taureau, mais pas d’autres bovins), mouton (agneau et brebis y compris, autres ovins comme la chèvre plus rarement), poulet et dinde, souvent pintade et canard, porc (autres suidés comme le cochon corse très rarement), et parfois lapin. Pourquoi un tel écart entre le nombre d’espèces consommées ? Il semblerait que la domestication extrême des animaux terrestres, commencée il y a plus de 8500 ans, nous ait mené à une telle homogénéité : l’industrialisation et la rentabilité de certaines espèces favorise, grâce à des prix compétitifs, une agriculture «unique» dans le contexte globalisé actuel. Ainsi, bœuf, poulet, porc et — dans une moindre mesure — mouton ont vu leur élevage et abattage optimisé en faisant fi de toute territorialité, homogénéisant dans un même mouvement l’alimentation humaine* (*La FAO indiquait lors de la Conférence Mondiale sur la Diversité Biologique de 2008 que «seules douze espèces végétales et quatorze espèces animales assurent désormais l’essentiel de l’alimentation de la planète. »).<br> | De la même façon qu’ont les étales de fromagers de démontrer la diversité des produits laitiers, les étales des poissonniers regorgent d’espèces différentes : des crustacés et mollusques occupant fonds et récifs (crabes, moules, etc.), aux poissons de pleine mer (sardines, thons, etc.), en passant par les poissons de fonds et récifs (sole, saint pierre, etc.) et d’eau douce (truites, brochets, etc.). Mais lorsqu’on se dirige vers l’étale du boucher, que constate-t-on ? Beaucoup de morceaux différents, y compris des abats, mais pas plus de 5 espèces généralement : vache (veau, bœuf et taureau, mais pas d’autres bovins), mouton (agneau et brebis y compris, autres ovins comme la chèvre plus rarement), poulet et dinde, souvent pintade et canard, porc (autres suidés comme le cochon corse très rarement), et parfois lapin. Pourquoi un tel écart entre le nombre d’espèces consommées ? Il semblerait que la domestication extrême des animaux terrestres, commencée il y a plus de 8500 ans, nous ait mené à une telle homogénéité : l’industrialisation et la rentabilité de certaines espèces favorise, grâce à des prix compétitifs, une agriculture «unique» dans le contexte globalisé actuel. Ainsi, bœuf, poulet, porc et — dans une moindre mesure — mouton ont vu leur élevage et abattage optimisé en faisant fi de toute territorialité, homogénéisant dans un même mouvement l’alimentation humaine* (*La FAO indiquait lors de la Conférence Mondiale sur la Diversité Biologique de 2008 que «seules douze espèces végétales et quatorze espèces animales assurent désormais l’essentiel de l’alimentation de la planète. »).<br> | ||
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La domestication de l’océan commence à peine, et de nouvelles espèces sont en cours de production, avec pour horizon une aquaculture aussi «mature» que l’agriculture intensive : des élevages plus grands en pleine mer, et des espèce adaptées à toujours plus de promiscuité* (*En 2008, plus de la moitié des mollusques et crustacés consommés et 2,6% des poissons de mer, sont issus de l’élevage.). Conjointement, une homogénéisation similaire à celle des bouchers devrait se produire sur les étales de poissons dans les années à venir — pour preuve, 2 espèces seulement de crevettes représentent déjà 80% de tous les élevages depuis la fin des années 90. | La domestication de l’océan commence à peine, et de nouvelles espèces sont en cours de production, avec pour horizon une aquaculture aussi «mature» que l’agriculture intensive : des élevages plus grands en pleine mer, et des espèce adaptées à toujours plus de promiscuité* (*En 2008, plus de la moitié des mollusques et crustacés consommés et 2,6% des poissons de mer, sont issus de l’élevage.). Conjointement, une homogénéisation similaire à celle des bouchers devrait se produire sur les étales de poissons dans les années à venir — pour preuve, 2 espèces seulement de crevettes représentent déjà 80% de tous les élevages depuis la fin des années 90. | ||
===c. Accepter la nouveauté=== | |||
C’est lorsque la division du travail est bien établie que les choix de l’agriculteur et de l’éleveur conditionnent ceux du reste de la population. L’agriculture a indéniablement offert à ces populations récemment sédentarisées une sécurité alimentaire qu’ils n’avaient pas jusqu’alors : la consommation de plantes sauvages dépend de connaissances, de la géographie et des saisons ; la chasse n’est pas toujours fructueuse et la concurrence d’autres espèces n’est pas négligeable ; les fruits de mer et poissons peuvent rester inaccessibles pendant de longues tempêtes.<br> | C’est lorsque la division du travail est bien établie que les choix de l’agriculteur et de l’éleveur conditionnent ceux du reste de la population. L’agriculture a indéniablement offert à ces populations récemment sédentarisées une sécurité alimentaire qu’ils n’avaient pas jusqu’alors : la consommation de plantes sauvages dépend de connaissances, de la géographie et des saisons ; la chasse n’est pas toujours fructueuse et la concurrence d’autres espèces n’est pas négligeable ; les fruits de mer et poissons peuvent rester inaccessibles pendant de longues tempêtes.<br> | ||
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Pour exemple, après l’acceptation massive des pommes de terre en Europe, le désastre des grandes famines irlandaises montre les limites de la solution «tout - pomme de terre», adoptée pour nourrir les populations pauvres au XIXe siècle. Dans un contexte de guerre de religion entre catholiques et protestants, une vague de mildiou provoque en 1845 la chute de la production de pomme de terre en Irlande. Comme l’Angleterre s’opposait à l’émancipation des catholiques en Irlande, elle encouragea les négociants protestants irlandais à poursuivre l’export de pommes de terre, tandis que la famine grandissait. D’autre part, la reine Victoria découragea les aides internationales, et décida ainsi du sort du million de personnes mortes de faim entre 1846 et 1851. | Pour exemple, après l’acceptation massive des pommes de terre en Europe, le désastre des grandes famines irlandaises montre les limites de la solution «tout - pomme de terre», adoptée pour nourrir les populations pauvres au XIXe siècle. Dans un contexte de guerre de religion entre catholiques et protestants, une vague de mildiou provoque en 1845 la chute de la production de pomme de terre en Irlande. Comme l’Angleterre s’opposait à l’émancipation des catholiques en Irlande, elle encouragea les négociants protestants irlandais à poursuivre l’export de pommes de terre, tandis que la famine grandissait. D’autre part, la reine Victoria découragea les aides internationales, et décida ainsi du sort du million de personnes mortes de faim entre 1846 et 1851. | ||
II. Mutation artificielle : contraindre | ==II. Mutation artificielle : contraindre== | ||
===a. Révolution verte=== | |||
<u>Nourrir l’humanité</u> | |||
<u>Nourrir l’humanité</u> | |||
En 1970, Norman Borlaug, généticien et agronome américain, reçoit le Prix Nobel de la Paix pour avoir mis en oeuvre la Révolution verte. Lors de son discours, il rappelle avec humilité que ce grand changement de paradigme agricole initié pour répondre à la faim dans le monde, n’est qu’un succès temporaire : la Révolution verte a donné à l’humanité un court repos, rien de plus. Selon le généticien, la menace du _Population Monster_ doit être comprise et adressée au plus vite pour éviter la catastrophe qui s’annonce.<br> | En 1970, Norman Borlaug, généticien et agronome américain, reçoit le Prix Nobel de la Paix pour avoir mis en oeuvre la Révolution verte. Lors de son discours, il rappelle avec humilité que ce grand changement de paradigme agricole initié pour répondre à la faim dans le monde, n’est qu’un succès temporaire : la Révolution verte a donné à l’humanité un court repos, rien de plus. Selon le généticien, la menace du _Population Monster_ doit être comprise et adressée au plus vite pour éviter la catastrophe qui s’annonce.<br> | ||
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Forte de ce succès, la fondation Rockefeller diffuse l’idée de Révolution verte en multipliant les centres de recherche agronomique à travers les pays du sud, qui sont les piliers de cette initiative reposant sur le savoir-faire des généticiens comme Borlaug. Tous travaillent au développement de cultivars de plantes (blé, riz, maïs, pomme de terre, etc.) hybrides à haut rendement, qui valent à Norman Borlaug son Prix Nobel pour avoir évité de probables famines en Amérique du Sud, en Inde et en Asie après le bond démographique mondial des années 60 (_Baby boom_). | Forte de ce succès, la fondation Rockefeller diffuse l’idée de Révolution verte en multipliant les centres de recherche agronomique à travers les pays du sud, qui sont les piliers de cette initiative reposant sur le savoir-faire des généticiens comme Borlaug. Tous travaillent au développement de cultivars de plantes (blé, riz, maïs, pomme de terre, etc.) hybrides à haut rendement, qui valent à Norman Borlaug son Prix Nobel pour avoir évité de probables famines en Amérique du Sud, en Inde et en Asie après le bond démographique mondial des années 60 (_Baby boom_). | ||
<u>Intérêts et victimes collatérales</u> | <u>Intérêts et victimes collatérales</u> | ||
Ce bilan est toutefois relativisé par les effets délétères de cette refonte complète du modèle agricole : la pollution des sols par des produits de synthèses issus du pétrole ; l’affaiblissement de la biodiversité par la généralisation de monocultures restreintes à quelques variétés en lieu et place de cultures locales* (*3/4 de la diversité des cultures aurait été perdue au cours du XXe siècle selon la FAO.) ; l’érosion des sols par l’intense labour mécanisé ; et l’exode rural* (*Les paysans mis au chômage par la mécanisation quittent les campagnes.). Dès lors, lorsqu’elle ne profite pas aux paysans, à qui profite l’altruiste Révolution verte ? Sans verser dans le complotisme, en contraignant au progrès les pays en voie de développement d’alors, les entreprises agro-pharmaceutiques (pétrochimiques) américaines ont augmenté leur porte-feuille de clients, tout en les disposant à produire des denrées excédentaires achetées à bas prix.<br> | Ce bilan est toutefois relativisé par les effets délétères de cette refonte complète du modèle agricole : la pollution des sols par des produits de synthèses issus du pétrole ; l’affaiblissement de la biodiversité par la généralisation de monocultures restreintes à quelques variétés en lieu et place de cultures locales* (*3/4 de la diversité des cultures aurait été perdue au cours du XXe siècle selon la FAO.) ; l’érosion des sols par l’intense labour mécanisé ; et l’exode rural* (*Les paysans mis au chômage par la mécanisation quittent les campagnes.). Dès lors, lorsqu’elle ne profite pas aux paysans, à qui profite l’altruiste Révolution verte ? Sans verser dans le complotisme, en contraignant au progrès les pays en voie de développement d’alors, les entreprises agro-pharmaceutiques (pétrochimiques) américaines ont augmenté leur porte-feuille de clients, tout en les disposant à produire des denrées excédentaires achetées à bas prix.<br> | ||
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La Révolution verte aura par ailleurs préparé un chemin tout tracé pour la commercialisation de semences génétiquement modifiées aux pays en voie de développement, dans des contextes de régulation aussi pauvres qu’aux États-Unis, où le statut juridique de ces semences est libéralisé. Étant à priori indifférencié de tout autre plante, par sa nature d’organisme comportant un ADN composé des mêmes acides aminées, aucune régulation ni obligation d’information des consommateurs n’est exigée par la loi américaine. D’autre part, comme ces semences sont stériles pour empêcher leur développement dans les écosystèmes, les agriculteurs ne peuvent utiliser leurs fruits comme semences* (*C’est même illégal pour les semences «propriétaires» non génétiquement modifiées, et dont les fruits sont fertiles. Il faut cependant noter que leur rendement se dégradera à chaque nouvelle génération.), et s’engagent avec ces produits dans une dépendance sans issue auprès des firmes qui leurs vendent graines et intrans. | La Révolution verte aura par ailleurs préparé un chemin tout tracé pour la commercialisation de semences génétiquement modifiées aux pays en voie de développement, dans des contextes de régulation aussi pauvres qu’aux États-Unis, où le statut juridique de ces semences est libéralisé. Étant à priori indifférencié de tout autre plante, par sa nature d’organisme comportant un ADN composé des mêmes acides aminées, aucune régulation ni obligation d’information des consommateurs n’est exigée par la loi américaine. D’autre part, comme ces semences sont stériles pour empêcher leur développement dans les écosystèmes, les agriculteurs ne peuvent utiliser leurs fruits comme semences* (*C’est même illégal pour les semences «propriétaires» non génétiquement modifiées, et dont les fruits sont fertiles. Il faut cependant noter que leur rendement se dégradera à chaque nouvelle génération.), et s’engagent avec ces produits dans une dépendance sans issue auprès des firmes qui leurs vendent graines et intrans. | ||
===b. Industrie de la viande=== | |||
<u>Globalisation et crises sanitaires</u> | <u>Globalisation et crises sanitaires</u> | ||
L’industrie de la viande, l’une des plus rentables de l’agroalimentaire, explose en 1870 grâce aux progrès des transports, tels le _corned-beef_* (*Viande compactée sans os ni cartilages, mise en boîte par J.A.Wilson.) et le wagon frigorifique — qui signe en France la mort de ce qu’on nomme aujourd’hui les circuits courts. D’immenses troupeaux vivant à l’écart des hommes, et dont les propriétaires ne prennent pas la peine de les nommer ; sont rendues accessibles aux tables des États-Unis et du monde entier. De plus, les techniques de traitement de la viande (de porc d’abord) en chaîne de production sont en place depuis 1877 ; si bien que l’industrie automobile n’aurait jamais appliqué si rapidement la chaîne fordiste sans cet exemple.<br> | L’industrie de la viande, l’une des plus rentables de l’agroalimentaire, explose en 1870 grâce aux progrès des transports, tels le _corned-beef_* (*Viande compactée sans os ni cartilages, mise en boîte par J.A.Wilson.) et le wagon frigorifique — qui signe en France la mort de ce qu’on nomme aujourd’hui les circuits courts. D’immenses troupeaux vivant à l’écart des hommes, et dont les propriétaires ne prennent pas la peine de les nommer ; sont rendues accessibles aux tables des États-Unis et du monde entier. De plus, les techniques de traitement de la viande (de porc d’abord) en chaîne de production sont en place depuis 1877 ; si bien que l’industrie automobile n’aurait jamais appliqué si rapidement la chaîne fordiste sans cet exemple.<br> | ||
Mais la culture lucrative du maïs grignote les terres des Grandes Plaines où paissaient les mythiques troupeaux, qui rejoignent alors les rangs de l’élevage hors-sol après la Seconde Guerre Mondiale. Confinés dans des espaces aseptisés, parfois isolés de la lumière du jour, les animaux grandissent dans une promiscuité diminuant leur coût tout en augmentant le risque de contagion en cas de maladie. Dès lors, pour garantir la production, les pesticides indispensables à la culture intensive des plantes sont vaporisés sur poissons, poulets, porcs et bovins ; renforcés par l’administration d’antibiotiques produits par les mêmes firmes agro-pharmaceutiques.<br> | Mais la culture lucrative du maïs grignote les terres des Grandes Plaines où paissaient les mythiques troupeaux, qui rejoignent alors les rangs de l’élevage hors-sol après la Seconde Guerre Mondiale. Confinés dans des espaces aseptisés, parfois isolés de la lumière du jour, les animaux grandissent dans une promiscuité diminuant leur coût tout en augmentant le risque de contagion en cas de maladie. Dès lors, pour garantir la production, les pesticides indispensables à la culture intensive des plantes sont vaporisés sur poissons, poulets, porcs et bovins ; renforcés par l’administration d’antibiotiques produits par les mêmes firmes agro-pharmaceutiques.<br> | ||
En 1945 est créée à Québec la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture), et la mention du droit à l’alimentation est ajoutée à la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 : la sécurité alimentaire est alors d’inspiration tiers-mondiste — obsédée par la production et l’hygiénisme, en réaction aux pénuries de la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi, la sécurité alimentaire est garantie au XXe siècle par : les règles de production (droit), la police des marchés (argent), et l’évolution des normes de salubrité (information).<br> | En 1945 est créée à Québec la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture), et la mention du droit à l’alimentation est ajoutée à la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 : la sécurité alimentaire est alors d’inspiration tiers-mondiste — obsédée par la production et l’hygiénisme, en réaction aux pénuries de la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi, la sécurité alimentaire est garantie au XXe siècle par : les règles de production (droit), la police des marchés (argent), et l’évolution des normes de salubrité (information).<br> | ||
L’intérêt du consommateur surgit alors dans l’équation de la sécurité alimentaire, mais il est tard : l’argent a contraint le droit au détriment de l’information. Avec la crise de la vache folle dès 1986, le public découvre atterré comment des vaches ont été nourries d’une farine animale constituée des carcasses de bovins malades, déclenchant une épidémie qui emportera 223 personnes. Le réveil du public dans les pays européens contribue alors, via de nombreuses organisations non gouvernementales, à une dynamique de mesures destinées à contrôler et réguler les denrées au nom du «principe de précaution».<br> | L’intérêt du consommateur surgit alors dans l’équation de la sécurité alimentaire, mais il est tard : l’argent a contraint le droit au détriment de l’information. Avec la crise de la vache folle dès 1986, le public découvre atterré comment des vaches ont été nourries d’une farine animale constituée des carcasses de bovins malades, déclenchant une épidémie qui emportera 223 personnes. Le réveil du public dans les pays européens contribue alors, via de nombreuses organisations non gouvernementales, à une dynamique de mesures destinées à contrôler et réguler les denrées au nom du «principe de précaution».<br> | ||
Comme en atteste la fraude à la viande de cheval de 2013, le chemin est encore long dans un contexte ultra-globalisé où les produits sont difficilement traçables. La production des plats au bœuf remplacé par du cheval était française (Comigel, Moselle) et le fournisseur de viande avait étiqueté du cheval roumain comme bœuf d’Union Européenne, qui avait été acheté par un trader chypriote basé en Belgique, et stocké aux Pays-Bas avant de finir dans les assiettes européennes. Les États restent éclatés entre divers intérêts, incapables pour lors de générer des institutions supra-nationales efficaces. | Comme en atteste la fraude à la viande de cheval de 2013, le chemin est encore long dans un contexte ultra-globalisé où les produits sont difficilement traçables. La production des plats au bœuf remplacé par du cheval était française (Comigel, Moselle) et le fournisseur de viande avait étiqueté du cheval roumain comme bœuf d’Union Européenne, qui avait été acheté par un trader chypriote basé en Belgique, et stocké aux Pays-Bas avant de finir dans les assiettes européennes. Les États restent éclatés entre divers intérêts, incapables pour lors de générer des institutions supra-nationales efficaces. | ||
<u>Eau et viande</u> | <u>Eau et viande</u> | ||
Non contente de produire des aliments de qualité variable, l’industrie de la viande est aussi accusée d’obtenir par l’usage d’une plus grande quantité d’eau, la même quantité de calories que l’industrie céréalière. À titre d’exemple, il faut 7 à 8 calories végétales pour produire 1 calorie de viande de boeuf, et donc 5 à 700L d’eau pour obtenir 1kg de cette même viande* (*Étude de l’INRA (Institut National de Recherche Agronomique).). Si la consommation de viande des pays émergents rejoignait celle des pays développés, il faudrait augmenter la production agricole de 70% d’ici 2050 pour subvenir aux besoins d’environ 10 milliards d’êtres humains* (*Étude de la FAO.) : c’est la raison pour laquelle les habitudes alimentaire occidentales sont appelées à changer.<br> | Non contente de produire des aliments de qualité variable, l’industrie de la viande est aussi accusée d’obtenir par l’usage d’une plus grande quantité d’eau, la même quantité de calories que l’industrie céréalière. À titre d’exemple, il faut 7 à 8 calories végétales pour produire 1 calorie de viande de boeuf, et donc 5 à 700L d’eau pour obtenir 1kg de cette même viande* (*Étude de l’INRA (Institut National de Recherche Agronomique).). Si la consommation de viande des pays émergents rejoignait celle des pays développés, il faudrait augmenter la production agricole de 70% d’ici 2050 pour subvenir aux besoins d’environ 10 milliards d’êtres humains* (*Étude de la FAO.) : c’est la raison pour laquelle les habitudes alimentaire occidentales sont appelées à changer.<br> | ||
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L’élevage ne peut être justifié que par la valorisation des déchets de la culture des plantes* (*Tourteaux d’oléagineux, pailles et autres déchets qui constituent le fourrage.) comme nourriture fourragère. Dans ces conditions seulement, l’élevage s’avère indispensable au renouvellement des sols par l’apport d’engrais naturels. | L’élevage ne peut être justifié que par la valorisation des déchets de la culture des plantes* (*Tourteaux d’oléagineux, pailles et autres déchets qui constituent le fourrage.) comme nourriture fourragère. Dans ces conditions seulement, l’élevage s’avère indispensable au renouvellement des sols par l’apport d’engrais naturels. | ||
===c. Nourriture transformée=== | |||
<u>Épaissir à bas prix</u> | <u>Épaissir à bas prix</u> | ||
Suite à la prise de conscience de la malnutrition dans le Mississippi, un comité chargé des problèmes de nutrition est créé en 1968. Il est rattaché en 1977 à l’USDA (United States Department of Agriculture), chargée de promouvoir et subventionner l’agriculture américaine. Le département de l’agriculture se trouve ainsi dans un conflit d’intérêts effarant, puisqu’il est chargé de financer des campagnes de lutte contre l’obésité tout en promouvant des produits industriels saturés de sucres issus de la transformation du maïs* (*Le maïs constitue 20% de la surface agricole du pays avec plus de 250 millions de tonnes produites par an, à 90% OGM.). De fait, la grande majorité de la nourriture industrielle américaine contient du maïs sous diverses formes : sucres (sirops et dextrose), épaississants et gélifiant (maltodextrine, gluten et amidon) ou graisses (huile et margarine). Les intérêts financiers de l’USDA sont donc clairement du côté des profits engendrés par la culture subventionnée du maïs.<br> | Suite à la prise de conscience de la malnutrition dans le Mississippi, un comité chargé des problèmes de nutrition est créé en 1968. Il est rattaché en 1977 à l’USDA (United States Department of Agriculture), chargée de promouvoir et subventionner l’agriculture américaine. Le département de l’agriculture se trouve ainsi dans un conflit d’intérêts effarant, puisqu’il est chargé de financer des campagnes de lutte contre l’obésité tout en promouvant des produits industriels saturés de sucres issus de la transformation du maïs* (*Le maïs constitue 20% de la surface agricole du pays avec plus de 250 millions de tonnes produites par an, à 90% OGM.). De fait, la grande majorité de la nourriture industrielle américaine contient du maïs sous diverses formes : sucres (sirops et dextrose), épaississants et gélifiant (maltodextrine, gluten et amidon) ou graisses (huile et margarine). Les intérêts financiers de l’USDA sont donc clairement du côté des profits engendrés par la culture subventionnée du maïs.<br> | ||
Tout au long du XXe siècle, l’industrie agroalimentaire internationale aura dédié sa science au remplacement de l’essentiel de la masse des produits par des denrées à bas prix subventionnées, sans perturber le moins du monde les habitudes alimentaires des consommateurs les plus conservateurs : le maïs aux États-Unis, le soja en Asie, et le blé en Europe. En Occident, nos traditions culinaires n’ont virtuellement pas évolué au court du siècle dernier, sinon en s’enrichissant de plats étrangers ; tandis qu’elles mutaient vers des formes pré-cuisinées dans la quête capitaliste de l’économie du temps. Or, c’est bien contre les traditions que toute personne qui entendra modifier le régime d’une population donnée se heurtera — qu’il s’agisse d’un tournant végétarien, de l’introduction d’un nouvel ingrédient (farines d’insectes) ou de l’élimination du sucre. | Tout au long du XXe siècle, l’industrie agroalimentaire internationale aura dédié sa science au remplacement de l’essentiel de la masse des produits par des denrées à bas prix subventionnées, sans perturber le moins du monde les habitudes alimentaires des consommateurs les plus conservateurs : le maïs aux États-Unis, le soja en Asie, et le blé en Europe. En Occident, nos traditions culinaires n’ont virtuellement pas évolué au court du siècle dernier, sinon en s’enrichissant de plats étrangers ; tandis qu’elles mutaient vers des formes pré-cuisinées dans la quête capitaliste de l’économie du temps. Or, c’est bien contre les traditions que toute personne qui entendra modifier le régime d’une population donnée se heurtera — qu’il s’agisse d’un tournant végétarien, de l’introduction d’un nouvel ingrédient (farines d’insectes) ou de l’élimination du sucre. | ||
<u>Des traditions volatiles</u> | <u>Des traditions volatiles</u> | ||
Associés à des préceptes religieux ou des normes culturelles, les _interdits_ alimentaires se retrouvent dans toute culture humaine et résistent généralement au passage du temps et aux impératifs économiques (alcool, viande de porc et lapin, viande crue, insectes, fromages au lait cru, etc.). Certaines firmes de l’agroalimentaire auront plutôt tendance à défendre des _obligations_ alimentaires, au nom d’une prétendue «tradition», en s’associant parfois aux mouvements politiques conservateurs qui défendent les traditions culinaires comme une manifestation de leur idéologie : consommation de foie gras, de sodas, ou de produits génétiquement modifiés.* (*À ne pas généraliser : pour faire valoir leur produit, la stratégie des marques est plus communément de s’offrir les services de nutritionnistes.)<br> | Associés à des préceptes religieux ou des normes culturelles, les _interdits_ alimentaires se retrouvent dans toute culture humaine et résistent généralement au passage du temps et aux impératifs économiques (alcool, viande de porc et lapin, viande crue, insectes, fromages au lait cru, etc.). Certaines firmes de l’agroalimentaire auront plutôt tendance à défendre des _obligations_ alimentaires, au nom d’une prétendue «tradition», en s’associant parfois aux mouvements politiques conservateurs qui défendent les traditions culinaires comme une manifestation de leur idéologie : consommation de foie gras, de sodas, ou de produits génétiquement modifiés.* (*À ne pas généraliser : pour faire valoir leur produit, la stratégie des marques est plus communément de s’offrir les services de nutritionnistes.)<br> | ||
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En 1996, la FAO complète les mentions de la Déclaration des Droits de l’Homme avec l’idée selon laquelle la nourriture doit être accessible aux personnes en qualité et quantité suffisante pour satisfaire «leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires»* (*FAO, Sommet mondial de l’Alimentation de 1996.). L’aspect culturel (les préférences) est donc théoriquement pris en compte dans la sécurité alimentaire.<br> | En 1996, la FAO complète les mentions de la Déclaration des Droits de l’Homme avec l’idée selon laquelle la nourriture doit être accessible aux personnes en qualité et quantité suffisante pour satisfaire «leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires»* (*FAO, Sommet mondial de l’Alimentation de 1996.). L’aspect culturel (les préférences) est donc théoriquement pris en compte dans la sécurité alimentaire.<br> | ||
===d. Accepter la violence=== | |||
Les transformations décrites précédemment, faisant suite aux Grandes Guerres, sont advenues dans l’ignorance des consommateurs, conditionnés dans une image d’Épinal de l’agriculture datant du XIXe siècle, et diffusée par une publicité complaisante. Biberonnés aux vaches des prés, poulets de basse-coure et autres moutons des pâturages arborés fièrement sur les emballages, les européens déchantent lorsque l’élevage conventionnel contemporain est mis sous le feu des projecteurs par la crise de la vache folle. | Les transformations décrites précédemment, faisant suite aux Grandes Guerres, sont advenues dans l’ignorance des consommateurs, conditionnés dans une image d’Épinal de l’agriculture datant du XIXe siècle, et diffusée par une publicité complaisante. Biberonnés aux vaches des prés, poulets de basse-coure et autres moutons des pâturages arborés fièrement sur les emballages, les européens déchantent lorsque l’élevage conventionnel contemporain est mis sous le feu des projecteurs par la crise de la vache folle. | ||
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La dévalorisation de l’acte alimentaire induite par certains modes industriels de consommation ouvre la voie à une nourriture de mauvaise qualité consommée indifféremment de soi et des autres. Bien entendu, il ne suffit pas de sermonner les victimes de cette «mal-bouffe», qui ne cuisinent pas puisque leur emploi les oblige souvent à passer plusieurs heures par jours dans les transports, tout en grignotant le temps qu’ils accordent à leur déjeuner. Alors comment reconstruire sans stigmatiser ni infantiliser ? | La dévalorisation de l’acte alimentaire induite par certains modes industriels de consommation ouvre la voie à une nourriture de mauvaise qualité consommée indifféremment de soi et des autres. Bien entendu, il ne suffit pas de sermonner les victimes de cette «mal-bouffe», qui ne cuisinent pas puisque leur emploi les oblige souvent à passer plusieurs heures par jours dans les transports, tout en grignotant le temps qu’ils accordent à leur déjeuner. Alors comment reconstruire sans stigmatiser ni infantiliser ? | ||
III. The Soft Protest Digest | ==III. The Soft Protest Digest== | ||
===a. Douces protestations=== | |||
En tant que designers, nous sommes confrontés à trois crises auxquelles nous souhaitons répondre à notre échelle, sans urgence ni «solutionnisme». | En tant que designers, nous sommes confrontés à trois crises auxquelles nous souhaitons répondre à notre échelle, sans urgence ni «solutionnisme». | ||
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Comme l’indique son nom, le _Soft Protest Digest_ entend organiser sous diverses formes culinaires de «douces protestations», en faveur de régimes alimentaires durables dans un contexte culturel donné. Que ce soit dans un village, une ville ou un État, nous utiliserons le _story-telling_ pour orienter les traditions culinaires vers un régime alimentaire durable, dans le respect de l’héritage culturel et des émotions qui lient les personnes à leur gastronomie. L’engagement des communautés locales par des repas, _workshops_ et conférences, sera indispensable à notre compréhension des enjeux socio-culinaires, pour adresser au mieux une transition «sur-mesure» vers un régime durable apprécié par tous. | Comme l’indique son nom, le _Soft Protest Digest_ entend organiser sous diverses formes culinaires de «douces protestations», en faveur de régimes alimentaires durables dans un contexte culturel donné. Que ce soit dans un village, une ville ou un État, nous utiliserons le _story-telling_ pour orienter les traditions culinaires vers un régime alimentaire durable, dans le respect de l’héritage culturel et des émotions qui lient les personnes à leur gastronomie. L’engagement des communautés locales par des repas, _workshops_ et conférences, sera indispensable à notre compréhension des enjeux socio-culinaires, pour adresser au mieux une transition «sur-mesure» vers un régime durable apprécié par tous. | ||
===b. Premier contexte : les Pays-Bas=== | |||
<u>Un peuple post-nature</u> | <u>Un peuple post-nature</u> | ||
Le déplacement aux Pays-Bas de Jérémie Rentien Lando, du duo Adel Cersaque, est un prétexte à l’édition néerlandaise du _Soft Protest Digest_ qui s’inscrit dans la région _Noord-Holland_, pendant et après notre résidence à fanfare* (*Espace culturel amstellodamois impliqué dans le design graphique et la performance.). | Le déplacement aux Pays-Bas de Jérémie Rentien Lando, du duo Adel Cersaque, est un prétexte à l’édition néerlandaise du _Soft Protest Digest_ qui s’inscrit dans la région _Noord-Holland_, pendant et après notre résidence à fanfare* (*Espace culturel amstellodamois impliqué dans le design graphique et la performance.). | ||
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Il n’est donc pas surprenant que les habitants du pays d’Unilever ne romantisent pas la nature qu’ils ont radicalement façonné pour survivre et prospérer.* (*“A romantic yearning for untouched nature won’t help us to deal with pressing issues like climate change, deforestation and declining biodiversity.” Site de _Next Nature_, «Philosophy», «Our Vision», Pays-Bas, 2019 [consulté en janvier 2019].) En cela, les néerlandais constituent un peuple _post-nature_ (terme auquel Koert Van Mensvoort préfère justement _next-nature_). | Il n’est donc pas surprenant que les habitants du pays d’Unilever ne romantisent pas la nature qu’ils ont radicalement façonné pour survivre et prospérer.* (*“A romantic yearning for untouched nature won’t help us to deal with pressing issues like climate change, deforestation and declining biodiversity.” Site de _Next Nature_, «Philosophy», «Our Vision», Pays-Bas, 2019 [consulté en janvier 2019].) En cela, les néerlandais constituent un peuple _post-nature_ (terme auquel Koert Van Mensvoort préfère justement _next-nature_). | ||
<u>Une cuisine modeste</u> | <u>Une cuisine modeste</u> | ||
Pour comprendre la culture culinaire néerlandaise, il faut revenir à la fin du Siècle d’or (XVIIe siècle), auquel succèdent crises politiques, inondations et famines qui transformeront radicalement la cuisine des riches commerçants. Ragouts, soupes d’endives, de choux et de pommes de terre deviennent alors le quotidien des néerlandais jusque dans la bourgeoisie, qui adopte le sobre régime des campagnes, généralisé au XIXe siècle par les _Huischoudscholen_. Ces écoles publiques «domestiques», gratuites dès 1906, sont d’abord fréquentées par les femmes des classes populaires, mais le sont ensuite par la bourgeoisie, entre l’école primaire et le mariage. On y apprend à devenir une bonne femme au foyer éduquée, raisonnable et économe — selon une morale austère typiquement protestante.<br> | Pour comprendre la culture culinaire néerlandaise, il faut revenir à la fin du Siècle d’or (XVIIe siècle), auquel succèdent crises politiques, inondations et famines qui transformeront radicalement la cuisine des riches commerçants. Ragouts, soupes d’endives, de choux et de pommes de terre deviennent alors le quotidien des néerlandais jusque dans la bourgeoisie, qui adopte le sobre régime des campagnes, généralisé au XIXe siècle par les _Huischoudscholen_. Ces écoles publiques «domestiques», gratuites dès 1906, sont d’abord fréquentées par les femmes des classes populaires, mais le sont ensuite par la bourgeoisie, entre l’école primaire et le mariage. On y apprend à devenir une bonne femme au foyer éduquée, raisonnable et économe — selon une morale austère typiquement protestante.<br> | ||
Cet enseignement aura contribué à donner aux néerlandais un éventail de plats qui n’a pas évolué depuis, dont le frugal _stamppot_.* (*«_Stamp_» signifie «pilon» et induit le caractère écrasé de la préparation : c’est une purée de pommes de terre et d’autres légumes qui varient selon les préparations.) L’histoire explique donc comment un pays industrialisé à l’économie florissante arbore une cuisine paysanne austère, qui appelle pourtant l’utilisation de charcuterie industrielle et de légumes prédécoupés. | Cet enseignement aura contribué à donner aux néerlandais un éventail de plats qui n’a pas évolué depuis, dont le frugal _stamppot_.* (*«_Stamp_» signifie «pilon» et induit le caractère écrasé de la préparation : c’est une purée de pommes de terre et d’autres légumes qui varient selon les préparations.) L’histoire explique donc comment un pays industrialisé à l’économie florissante arbore une cuisine paysanne austère, qui appelle pourtant l’utilisation de charcuterie industrielle et de légumes prédécoupés. | ||
<u>Une transition végétarienne singulière</u> | <u>Une transition végétarienne singulière</u> | ||
Le premier être humain à déguster une pièce de viande cultivée _in-vitro_ en 2013, est un chercheur hollandais dénommé Mark Post. La production onéreuse du _Post-Burger_ financée par Sergey Brin, l’un des fondateurs de Google, est symptomatique du pragmatisme radical des néerlandais, toujours prêts à mettre au centre du débat public les controverses touchant à notre futur. Une figure emblématique de la vie publique néerlandaise, le designer Koert Van Mensvoort, s’est affairé à cette tâche ces 10 dernières années avec ses collaborateurs du _think-tank_ Next Nature Network. Grâce aux outils du design fiction* (*Terme de Bruce Sterling, datant de 2005, désignant aussi le design critique.), Koert a entre autres questionné notre rapport aux animaux génétiquement modifiés dans l’industrie (_Rayfish Footwear_), les processus d’acceptation des technologies (_Pyramid of Technology_), et l’usages futur de la viande _in-vitro_ (_Meat the Future_).<br> | Le premier être humain à déguster une pièce de viande cultivée _in-vitro_ en 2013, est un chercheur hollandais dénommé Mark Post. La production onéreuse du _Post-Burger_ financée par Sergey Brin, l’un des fondateurs de Google, est symptomatique du pragmatisme radical des néerlandais, toujours prêts à mettre au centre du débat public les controverses touchant à notre futur. Une figure emblématique de la vie publique néerlandaise, le designer Koert Van Mensvoort, s’est affairé à cette tâche ces 10 dernières années avec ses collaborateurs du _think-tank_ Next Nature Network. Grâce aux outils du design fiction* (*Terme de Bruce Sterling, datant de 2005, désignant aussi le design critique.), Koert a entre autres questionné notre rapport aux animaux génétiquement modifiés dans l’industrie (_Rayfish Footwear_), les processus d’acceptation des technologies (_Pyramid of Technology_), et l’usages futur de la viande _in-vitro_ (_Meat the Future_).<br> | ||
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Le pays fait d’ailleurs figure d’exemple en Europe avec plus des 3/4 de la population admettant ne pas manger de viande 1 jour par semaine, et 1/4 des interrogés montant à 3 jours par semaine* (*Étude de l’Université de Wageningen réalisée en 2013.). En effet, la raison principale de leur attitude est le prix de la viande, qui explique par ailleurs pourquoi les pays en voie de développement adoptent «par défaut» un régime flexitarien* (*Le régime flexitarien désigne un régime pauvre en viandes, qui revient à adopter un végétarisme flexible.). On voit ici comment le refus du compromis lors de bouleversements tels que la baisse du temps disponible pour cuisiner ou la réduction de consommation de viande, peut conduire à une mutation des habitudes culinaires, qui donne plus d’emprise aux industriels dans le choix de ce que nous mangeons. | Le pays fait d’ailleurs figure d’exemple en Europe avec plus des 3/4 de la population admettant ne pas manger de viande 1 jour par semaine, et 1/4 des interrogés montant à 3 jours par semaine* (*Étude de l’Université de Wageningen réalisée en 2013.). En effet, la raison principale de leur attitude est le prix de la viande, qui explique par ailleurs pourquoi les pays en voie de développement adoptent «par défaut» un régime flexitarien* (*Le régime flexitarien désigne un régime pauvre en viandes, qui revient à adopter un végétarisme flexible.). On voit ici comment le refus du compromis lors de bouleversements tels que la baisse du temps disponible pour cuisiner ou la réduction de consommation de viande, peut conduire à une mutation des habitudes culinaires, qui donne plus d’emprise aux industriels dans le choix de ce que nous mangeons. | ||
Sources : | ==Sources :== | ||
I. a<br> | I. a<br> | ||
- Jonathan Silvertown, _Dîner avec Darwin_, Quanto, 2018, chapitre 4 «Pain — Domestication».<br> | - Jonathan Silvertown, _Dîner avec Darwin_, Quanto, 2018, chapitre 4 «Pain — Domestication».<br> |